La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



mardi 27 mars 2012

Vous voulez dire que cornac signifie celui qui est assis dessus.


José Saramago, Le Voyage de l'éléphant, traduit du portugais par Geneviève Leibrich, 1e éd. 2008, Paris, Seuil, 2009.
Un billet d'Ysabel

Pour qui ne serait pas conscient de l'importance des alcôves, qu'elles soient sacralisées, laïques ou illégitimes, pour le bon déroulement des administrations publiques, le premier pas de l'extraordinaire voyage d'un éléphant vers l'Autriche, que nous nous proposons de relater eut lieu dans les appartements royaux de la cour portugaise, plus ou moins à l'heure d'aller au lit.

Et c'est comme ça que Dom Joao III roi du Portugal, sur la suggestion de sa royale épouse Catherine née d'Autriche, décide d'offrir à l'Archiduc Maximilien d'Autriche, son cousin,  gendre de Charles Quint et régent du royaume d'Espagne et déjà empereur d'Autriche (?), Salomon, éléphant d'Asie, croupissant depuis deux ans à Belem avec son non moins croupissant cornac Subhro. «  Tout n'est pas belles-lettres sur cette terre, sire, aller rendre visite à l'éléphant Salomon aujourd'hui est comme on le qualifiera peut-être à l'avenir un acte poétique. C’est quoi un acte poétique demanda le roi. Nul ne sait, sire, on ne s'en rend compte que lorsqu'il s'est produit. » 

Ce long voyage depuis la péninsule jusqu'à Vienne, capitale de l'empire, est raconté dans ses détails les plus triviaux : 3 tonnes de fourrage par jour pour l'animal et de l'eau. Un convoi de taille avec avant-garde armée, arrière-garde armée – on ne sait jamais – des fois que des brigands essaieraient d'enlever Salomon.
Traversée des villages, étonnement, terreur des habitants, appel à l'autorité religieuse locale pour démêler des points épineux de théologie :  l'éléphant est-il un dieu (le récit par le cornac du panthéon indien a enflammé  l'imagination du commandant du convoi) ? Pourquoi diable Jésus a-t-il laissé les démons sortis du possédé s'installer dans les porcs, envoyant ces pauvres animaux se noyer ? Faux miracles, vente de poils d’éléphant miraculeux, etc.
Quelques moments savoureux : les adieux de Salomon à l’escorte militaire au passage de la frontière hispano-portugaise qu'il passe en revue et dont il gratifie la tête de chacun de  baisers de sa trompe.
Traversée des Alpes par le col du Brenner : les éléphants d'Hannibal y sont bien arrivés. Oui mais il paraît qu'ils n'étaient pas plus grands que des chevaux. Le postérieur de Salomon à l'instar des massifs alpins se couvre d'une épaisse couche de glace et Subhro en prend plein les mirettes, recouvert du mieux qu'il peut d'une capote en feutre. J'oublie de dire que Maximilien a rebaptisé Salomon en Soliman (on passe d'un prénom biblique, problématique pour les représentants de l'Église au nom d’un autre Empereur : celui de la Sublime Porte) et Suhbro en Fritz dès qu'il a pris possession des deux.

Ce voyage est un alibi pour José Saramago, grand écrivain portugais, archi reconnu, prix Nobel de Littérature. À la manière des encyclopédistes du 18e siècle suivant les tribulations de voyageurs en terre étrangère, il s'amuse de considérations sur la relativité des codes sociaux, la fragilité des croyances, les enjeux des pouvoirs et les pièges du langage : « … derrière ces arbres, maintenant pour que vous puissiez voir l'éléphant, vous devrez d'abord parler au commandant du peloton et au cornac. Qui est le cornac. C'est l'homme qui est assis dessus. Assis sur quoi. Sur l'éléphant pardi. Vous voulez dire que cornac signifie celui qui est assis dessus. Je ne sais pas ce que cela signifie, je sais seulement qu'il est assis dessus. »

Un joli livre, qu'on a envie de lire à haute voix  rien que pour rire avec d'autres.
Une énigme :  à part les virgules et les points finaux de phrases et les majuscules de début de phrases, pas d'autres signes de ponctuation. Les dialogues, les récits, les descriptions, tout est à la suite. Ça n'entrave pas la lecture pour autant…
(note de M&M : j'ai essayé de respecter mais les coquilles ne sont pas exclues)


Bernaert de Rijckere, Éléphant marchant vers la droite, monté par un homme et Trois éléphants tournés vers la gauche et leur cornac, 1563, pierre noire, Paris, musée du Louvre, image RMN.





4 commentaires:

Marie a dit…

Pour répondre au point d'interrogation, Charles Quint était empereur du Saint Empire Romain Germanique. L'empereur était élu et ce n'est qu'à partir de Charles Quint que le titre s'est transmis plus ou moins héréditairement chez les Habsbourg, qui étaient archiducs d'Autriche. Le titre d'empereur d'Autriche est apparu une fois le Saint Empire a disparu, sous Bonaparte.
Voilà en tout cas un livre que je ne connaissais pas du tout et qui me tente bien. Je m'empresse de le noter.

nathalie a dit…

Bravissimo Marie ! Je crois aussi que je vais essayer de le lire.

Alex Mot-à-Mots a dit…

Je ne suis pas fan des blocs de texte lors des dialogues. Mais si il est amusant et un tantinet philosophe, je le note.

nathalie a dit…

Alex je crois que tu as parfaitement résumé ce livre !